Entre la mémoire et l’histoire

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Mon propos, après bien d’autres, c’est la vérité en histoire. Il faut peut-être insister sur cette dimension critique à une époque où l’on aborde trop vite les questions de devoir de mémoire. C’est à elles que je viendrai pour finir; ce n’est pas d’elles que je partirai.

Mon approche à son tour n’est que l’une de celles qui ont marqué l’épistémologie de la connaissance historique après le déclin de l’hegelianisme. Simmel et les néo-kantiens distinguent le fait historique du fait sociologique par la singularité non répétable de l’événement; Dilthey, longtemps suivi en France par Aron et Marrou souligne l’implication de l’interprète dans la construction de l’objectivité; les narrativistes anglo-saxons, comme Louis.O. Mink et le français Paul Veyne, observent la proximité du discours historique et du récit; j’ai moi-même suivi cette voie dans Temps et Récit; d’autres, prenant la suite de Vico, confrontent l’histoire à la rhétorique pour l’opposer, comme H. White, au positivisme suspecté de scientisme. J’ai choisi un autre angle d’attaque: la relation de l’histoire à la mémoire sur le point de la représentation du passé: qu’en est-il du rapport entre le vœu de fidélité de la mémoire et l’exigence de véracité de l’histoire? Si donc je prends en compte les phénomènes de mémoire, ce n’est pas parce que l’actualité les a portés sur l’avant-scène avec les préoccupations que je viens de dire; mais au contraire parce que la question de la représentation est une des plus anciennes que les philosophes se sont posées sous la pression des sophistes et des sceptiques. Cette situation explique que mon livre s’ouvre sur la vieille aporie grecque de la présence de l’absence dans l’eikon, l’image des choses absentes. Au risque d’effaroucher le lecteur! C’est la représentation de ce qui n’est plus présent qui pose de la façon la plus tranchante la question de la vérité dans la représentation.

 

Voici donc comment je vais procéder:

Je parlerai d’abord de la mémoire comme matrice d’histoire et du legs des problèmes dont l’histoire est redevable à la mémoire.

Puis je referai le parcours de l’affranchissement de l’histoire à l’égard de la mémoire jusqu’au point de se proposer de traiter les faits de mémoire comme des objets privilégiés mais néanmoins incorporés aux nouveaux objets d’une histoire dite elle-même nouvelle.

Je terminerai par le remodelage de la mémoire par l’histoire: c’est une mémoire qui a traversé l’histoire, – qui a pu être éduquée par l’histoire, – qui se pose, transformée par cette épreuve, la question du travail et du devoir de mémoire, dont je reporte ainsi la discussion.

I – La mémoire, matrice d’histoire

Si l’histoire a au plan du savoir un commencement distinct, marqué de noms fameux, Hérodote, Thucydide, voire des sources plus anciennes, ses problèmes majeurs, et, pour le dire d’emblée, ses difficultés, ses embarras lui viennent de plus loin qu’elle, de la mémoire précisément. Je vois un triple héritage: 1) la formulation d’une énigme qui touche à l’idée même de représentation, et de représentation du passé – 2) un premier modèle de résolution – 3) l’assignation du discours de la mémoire à un ou des énonciateurs dont on dit qu’ils se souviennent, donc à une pluralité de sujets de mémoire.

– 1. Voici l’énigme: le souvenir vient à l’esprit comme une image qui se donne spontanément comme signe, non d’elle-même présente, mais d’une autre chose absente qui, dans le cas précis de l’image-souvenir, est désignée comme ayant existé auparavant. Trois traits par conséquent: présence, absence, antériorité; trois traits assignés à des entités différentes. La présence est celle de l’image même, mais d’une image qui se donne comme la trace, l’empreinte, le signe de la chose absente. Sous ces termes voisins, une immense problématique est ouverte, illustrée par la métaphore de l’empreinte laissée par le sceau dans la cire; si l’empreinte est présente, la frappe du sceau ne l’est plus. D’où le renvoi au deuxième moment: l’absence; cette absence peut être celle d’une fiction, d’une fantaisie, d’une hallucination ou d’un événement réel; d’un seul coup nous est jeté le redoutable problème de la frontière entre la mémoire et l’imagination, le souvenir et la fiction: c’est là que la rhétorique aura son mot à dire à un autre niveau. Il faut dire auparavant le troisième et décisif trait de l’énigme de la représentation du passé: le sentiment de la distance temporelle, de l’éloignement, marqué dans notre langage par des temps verbaux, s’il en est, ou des adverbes, tels qu’auparavant, avant que nous en parlions et le racontions. C’est l’énigme de l’énigme: que le passé soit présent dans l’image comme signe de l’absent, mais d’un absent qui, bien que n’étant plus, a été. C’est cet avoir-été que la mémoire vise. C’est à son retour qu’elle voudrait être fidèle.

– 2. Telle est l’énigme. Et voici la première et provisoire résolution que la mémoire en propose. Au prix d’un effort intellectuel plus ou moins intense (que les Grecs appelaient anamnèsis, anamnèse, rappel, récollection), et quelquefois sans la peine d’une recherche, d’une quête, d’une enquête inquiétante, voici le retour du passé que nous appelons reconnaissance. Nous devons à Bergson dans Matière et Mémoire d’avoir reconstruit toute la problématique de la mémoire sur deux mots: la reconnaissance des images, la survivance des images. La reconnaissance est, comme j’aime dire, un petit miracle: c’est de ce bonheur de la reconnaissance que l’histoire sera privée et à la recherche duquel elle est peut-être vouée. Or la reconnaissance est de l’ordre de la certitude. On peut la contester, la soupçonner, la contredire par des documents d’une autre nature que le témoignage, comme on dira plus loin: mais nulle autre expérience primaire que la reconnaissance ne nous donnera la présence actuelle de l’absence de ce qui, bien que disparu, bien que n’étant plus, s’annonce comme ayant. La reconnaissance se donne en effet comme l’adaptation, la convenance, l’adéquation de l’image présente à la chose absente d’autrefois dont la mémoire a gardé la trace. C’est ainsi qu’à la certitude de la re-présentation de l’événement se joint la présupposition spontanée, conjecturale certes, mais invincible, de la survivance des images: survivance, reviviscence, persistance, permanence de ce qui dure, au sens où durer veut dire demeurer et non simplement passer. Comment cela se fait? Quel est ici le rôle du cerveau? Nous ne le savons guère. Et il ne nous importe pas d’expliquer ce que d’abord nous vivons dans une expérience étonnante d’identification qui nous fait nous écrier au moment bien nommé des retrouvailles: c’est bien elle! c’est bien lui! La certitude est ici inexpugnable au point de nous faire avouer: aussi douteux que soit le souvenir dans le moment de la reconnaissance, nous n’avons pas mieux que lui pour nous faire éprouver, croire, dire, raconter, que quelque chose a eu lieu auparavant tel que nous en faisons mémoire. Tel? C’est toute la question que la mémoire transmet à l’histoire dans une aura de véhémence et d’inquiétude. Voilà donc le legs de la résolution après celui de l’énigme elle-même.

– 3. Troisième legs: la mémoire n’est pas seulement la visée d’un événement passé dans sa trace laissée en nous, – ni recherche récompensée parfois et par bonheur par le petit miracle de la reconnaissance, elle est aussi auto-désignation de son propre sujet; nous disons en français que nous nous souvenons. À ce titre la mémoire est la nôtre, et d’abord mienne. Mes souvenirs m’appartiennent. Mais l’assignation à quelqu’un de l’acte de se souvenir ne se referme pas sur cette auto-désignation du titulaire du souvenir en première personne. Par sympathie, transfert dans un autre psychisme, nous sommes habilités, sur la base de la parole d’autrui, et d’autres signes que verbaux, à attribuer la mémoire à d’autres que nous-même. Cette attribution multiple rend possible le récit des souvenirs d’autres que nous, comme dans le roman, le théâtre. De proche en proche, nous assignons la mémoire à tous les sujets grammaticaux; je, tu, il/elle, nous, etc… sans omettre le distributif chacun, l’anonyme on, quelconque. C’est sur la base de cette attribution de droit multiple que nous sommes en droit de parler de mémoire collective. À cet égard, Halbwachs était en droit de parler de mémoire collective encadrant pour les mémoires privées: mais il ne maîtrisait pas le concept d’attribution multiple qui dispense de polémiquer d’un camp contre l’autre. Nos mémoires sont enchevêtrées les unes dans les autres comme le sont nos récits qui nous font tour à tour protagonistes singuliers, participants distincts ou confondus dans la masse. «Enchevêtrée dans des histoires», tel est le destin de la mémoire. C’est sur cet enchevêtrement que l’histoire enchaîne. Mais c’est avec cet enchevêtrement qu’elle fait d’abord rupture.

II – La memoire objet d’histoire

C’est en effet à un renversement des rôles que la montée en puissance de l’histoire, science humaine, donne le branle. La fine rupture s’est décidée très tôt, au point d’être à bien des égards contemporaine de la mémoire et de ses récits; elle est inaugurée par l’écriture en tant qu’inscription de l’expérience humaine sur un support matériel distinct des corps: brique, papyrus, parchemin, papier, disque dur, pour ne rien dire de toutes les inscriptions qui ne sont pas des transcriptions de la parole, de l’oralité: masques et tatouages, dessins, jeux de couleur sur le vêtement, jardins, stèles, monuments. L’inscription en ce sens est plus vaste que la scripturalité au sens lettriste et littéraire. Or le soupçon est que l’écriture puisse en tant que telle faire concurrence à la mémoire et même lui faire tort à l’occasion du soulagement, voire du court-circuit qu’elle propose aux dépens de l’anamnèse: c’est le soupçon de Platon dans le fameux mythe du Phèdre qui laisse entendre que le texte orphelin de son géniteur et privé de sa défense est livré aux aléas d’une circulation incertaine. Poison ou remède, le pharmakon de l’écriture? On n’a pas fini de se demander, dans la ligne du mythe, si l’écriture de l’histoire ne nuit pas en quelque façon à l’anamnèse, à cette récollection qui revient en force à la fin de notre investigation sous la double figure du travail et du devoir de mémoire.

Je propose de suivre le progrès de la déchirure à travers les stades de la connaissance historique, en adoptant le découpage proposé par Michel de Certeau: entre le stade documentaire, le stade de l’explication/compréhension, celui de l’écriture littéraire, étant entendu que ces stades sont découpés pour les besoins de l’analyse dans un processus qui avance de toute une pièce sur le front du savoir du passé. Qu’il s’agisse de bout en bout d’écriture, c’est ce que l’expression même d’historiographie rappelle. Je ne m’intéresse pas ici à la technique de ces opérations qui toutes ensembles constituent l’opération historiographique. Seul le destin de la mémoire m’importera, puisque c’est l’angle d’attaque que j’ai choisi de privilégier.

– 1. La rupture, au stade documentaire, ne se fait pas d’un saut; elle progresse plutôt par seuils successifs à la faveur d’une opération majeure qui a, si l’on peut dire, un pied de chaque côté de l’invisible barrière. Le témoignage en effet commence avec la mémoire elle-même prise à son niveau déclaratif: la mémoire se dit et se raconte. C’est à sa phase publique qu’elle bascule d’un régime dans un autre. C’est devant un autre que le témoin témoigne: il accompagne la simple assertion d’une réalité factuelle de la désignation de lui-même comme l’auteur crédible, fiable de son dire: «j’y étais, croyez-moi». Quelque chose de la certitude de la reconnaissance du souvenir passe dans le témoignage; mais à la sûreté de soi-même se joint l’acceptation du soupçon de l’autre, de sa méfiance; le témoignage passe ainsi dans la région du fiduciaire; la déposition écrite et signée est éventuellement renforcée par le serment de dire la vérité et en tous cas la promesse de témoigner à nouveau si une autorité habilitée le sollicite. Mais en même temps que l’entrée dans le fiduciaire se fait l’entrée dans la zone critique de la comparaison et de la critique du témoignage. Lorenzo Valla dans La Donation de Constantin reste le repère obligé de cette conquête de la dimension critique du témoignage. Marc Bloch en reste pour notre temps le théoricien indépassable. Mais en même temps qu’il place le témoignage à sa place d’honneur, il en marque la limite qui sera du même coup celle de l’apport de la mémoire à la problématique: tous les témoignages ne sont pas des témoignages intentionnels; il y a les témoins malgré eux qui ne sont tels que pour des historiens qui les interrogent. Car il n’y a pas de fait même avéré par la critique dont l’assertion ne soit pas la réponse à une interrogation qui a elle-même sa discipline, des règles apprises.

De proche en proche, les témoignages concertés, arrachés, extorqués viennent se composer dans nos archives avec des pièces à conviction dont certaines ne sont plus du tout des témoignages. Ainsi accédons-nous à la catégorie englobante de document, qui va bien au-delà de celle de la trace mémorielle: elle couvre toutes les sortes de traces matérielles laissées par l’activité humaine et susceptibles d’être effacées et donc remises à notre garde et à notre soin. C’est de cela que se chargent nos archives qui sont de vraies institutions sans équivalent du côté de la mémoire.

Avec la trace documentaire et l’archive se met en place un paradigme épistémologique qui assure l’autonomie de l’histoire sur une autre face, celle des sciences de la nature: au paradigme galiléen, défini par le rapport entre expérimentation, modélisation, vérification, s’oppose ce que Carlo Ginzburg appelle paradigme indiciaire de nature sémiotique où le document d’archive est observé, interprété, soumis au jugement des experts; il voisine alors avec le symptôme médical et les autres vecteurs d’une connaissance indirecte, conjecturale, probable. Ce caractère indiciaire de la médiation historienne n’est pas signe d’un défaut d’objectivité: c’est le mode propre de l’objectivité de la connaissance historique: la vérité documentaire, en vertu de sa qualification probaliste, admet des degrés, en fonction de la densité des indices, de leur cohérence, de l’amplitude de leur portée, de leur confirmation par le moyen de la comparaison et de la discussion. Ainsi la vérité en histoire s’est-elle éloignée d’un degré de la fidélité de la mémoire par la grâce du document et de l’archive.

– 2. Un nouveau pas est accompli sur la voie de l’autonomisation de l’histoire par rapport à la mémoire par le recours à des procédures explicatives et interprétatives qui dépassent les ressources du jugement et du raisonnement mis en œuvre par la mémoire au plan du simple récit. Je donnerai quelques exemples de ce décrochage de l’historiographie.

Prenez d’abord les usages multiples et variés du correcteur «parce que» en réponse à la question «pourquoi?». À cet égard l’histoire fait un usage généreux des catégories relevant de la causalité; elle les déploie depuis un usage proche de celui des sciences de la nature, qui rapproche cause et loi, jusqu’à un usage relevant de l’argumentation parlant de raisons d’agir; à cette variété dans l’usage de la causalité se joint un usage également gradué dans celui de la quantité et des organisations sérielles, répétitives ou cycliques; il revient à l’histoire seule de confirmer ces ressources d’explication et de compréhension dans un esprit méthodique.

Autre privilège de l’histoire: il lui appartient de distribuer en niveaux distincts les phénomènes économiques, sociaux, politiques, culturels au prix d’une réorganisation des enchaînements que l’expérience quotidienne entremêle. Plus spectaculaire encore est le recours méthodique à des considérations d’échelle que la mémoire ne pratique pas. La notion d’échelle est empruntée à la cartographie et familière aux urbanistes, planificateurs et architectes. Elle implique que l’on ne voit pas les mêmes choses à des échelles différentes. Sous sa forme la plus simple, l’échelle des durées n’est pas sans base dans la mémoire: nous avons la notion de durées longues et courtes que nous savons emboîter; mais l’histoire en fait un usage systématique en assignant des critères et des régularités différentes aux durées ainsi dissociées; mais surtout, après les Annales et Braudel qui privilégiaient des durées longues accessibles à une analyse structurale et réservaient à l’événement éphémère les durées courtes, les historiens italiens de la micro-histoire ont pratiqué ce que Jacques Revel appelle «jeux d’échelles» par variation des niveaux de lecture; ainsi le meunier du XVIème siècle italien (Carlo Ginzburg, Le Fromage et les vers) ou le villageois en proie aux pressions d’en haut (Giovanni Levi, Pouvoir au village) apprennent à s’orienter dans des situations d’incertitude qui ne correspondent pas à la structure des systèmes réglés à grande échelle. En outre les jeux d’échelles ne sont pas seulement pertinents pour les durées, mais pour les normes, les degrés d’efficacité et de contrainte. L’histoire apporte ici des distinctions et des articulations qui lui sont propres.

3 – C’est sur ce fond qu’un renversement de rôles a pu être proposé où la mémoire, de matrice d’histoire devient objet d’histoire, au même rang que tels autres «objets nouveaux» dans le cadre d’une histoire qui se dit elle-même «nouvelle». Ce renversement a été rendu possible à la faveur du développement d’un secteur distinct dans la thématique de l’histoire, à savoir l’histoire des mentalités, rebaptisée histoire des représentations en raison des équivoques du terme mentalité qui, à la suite de Levy-Bruhl, continue d’évoquer des «primitifs» présumés, donc des retards, superstitions et autres irrationalités. Du même coup une intéressante ambiguïté autour du terme représentation s’imposait au discours de l’histoire, la représentation désignant tour à tour l’image-souvenir représentant le passé, les visions du monde des acteurs de l’histoire en marche, l’opération littéraire sur laquelle s’achève le parcours de l’historien proposant sa représentation du passé dans une œuvre écrite. Cette richesse du terme représentation est à porter à son crédit. Il est bien le maître mot de toute la problématique. Quant à l’histoire de la mémoire, elle constitue un champ d’analyse incontestable principalement au niveau de la mémoire collective. Le caractère sélectif de la mémoire, avec l’aide du récit, ne privilégie pas les mêmes événements à des époques même rapprochées: ainsi les Français après 1945 n’ont considéré longtemps que les faits de collaboration et de résistance et n’ont distingué les faits relatifs à la déportation et à l’extermination des Juifs qu’à l’occasion du procès Barbie et après la guerre des six jours mettant en jeu l’existence d’Israël; les rapports de l’opinion aux événements de la guerre d’Algérie ont connu de comparables éclipses et résurgences. Mais ces variations au niveau des récits de la mémoire sont encore peu de chose comparées aux distorsions de la mémoire en deçà même du témoignage: la mémoire a ses empêchements issus de souffrances ou de culpabilités passées, ses refoulements et ses résistances, ses hantises et ses dénégations que la psychanalyse et la psychologie sociale détectent aux petites échelles individuelles, et que l’histoire des représentations rejoint aux plus grandes échelles où des enjeux de pouvoir sont engagés: l’histoire de la mémoire se fait alors critique de la mémoire en conjonction avec une sociologie des idéologies et des utopies; c’est alors dans le cadre d’une histoire du temps présent que cette histoire et cette critique courent le plus grand risque de contamination par les historiens dont elle se fait l’écho et imprudemment l’arbitre et le juge. Ce qui ne doit pas alors être perdu de vue, c’est que le jugement historique vient à son tour s’inscrire dans l mémoire collective des contemporains: celle-ci, de matrice d’histoire n’est alors devenue objet d’histoire que pour revenir réceptacle et vecteur d’histoire.

III – La Mémoire instruite par l’histoire

La reprise de l’histoire par et dans la mémoire, qui est notre troisième thème, ne se comprend que si on ajoute une dimension nouvelle à l’opération historiographique, à savoir sa phase proprement scripturaire, qui donne son sens fort au terme d’historiographie. L’histoire est certes écriture de bout en bout, elle naît même avec l’écriture et de l’écriture; mais elle produit des écritures nouvelles: textes publiés, articles, livres accompagnés ou non de cartes, images, photos et autres inscriptions. C’est à cette phase que l’histoire fait retour à la mémoire dès lors qu’elle entre dans le rapport écriture-lecture. L’écrivain fait de l’histoire. Le lecteur fait l’histoire et en faisant l’histoire transforme le faire de l’historien en faire de citoyen.

Or l’historien-écrivain connaît d’autres contraintes que celle de la rigueur documentaire aux archives ou que celle de l’explication/compréhension articulant causalité et motivation, coordonnant les niveaux économique, social, politique, culturel, ou parcourant les échelles de lecture des structures, des conjonctures, des événements. Ces contraintes consenties, et parfois opérant à l’insu de l’écrivain, ressortissent à plusieurs registres littéraires.

Ce sont bien entendu d’abord les contraintes narratives, bien connues et peut-être majorées par les écoles narrativistes: elles nous intéressent dans la mesure où elles exercent une action ambiguë au regard de l’intention de vérité de la représentation du passé: en même temps qu’elles conduisent au plus près de l’événement, lui donnent lisibilité et visibilité, elles tendent à faire écran entre la visée de réalité et la représentation en forme narrative, les jeux d’intrigue opposant leur opacité à la transparence apparente d’un récit bien conduit, pertinent, convaincant et plaisant.

À ces contraintes proprement narratives s’ajoutent celles souvent plus dissimulées de la rhétorique avec ses tours et ses tropes. Ce sont ces contraintes et ces prestiges que montent en épingle les avocats d’un traitement rhétorique de la connaissance historique à la façon de Hayden White, analyste brillant de l’imagination historique chez les grands auteurs du XIXème siècle. La pointe est dirigée contre un positivisme primaire fasciné par les succès des sciences de la nature. Mais elle se retourne contre l’idée d’objectivité historique même interprétée, comme je m’y suis employé plus haut, sur la base du paradigme indiciaire et avec les ressources d’une logique probabiliste sensible aux degrés de vérisimilitude. Mais, surtout, ce qui est perdu de vue dans une discussion centrée sur les procédés et les effets rhétoriques, c’est que le destin de la vérité en histoire ne se joue pas au seul niveau terminal de l’écriture au sens scripturaire et littéraire, mais tout au long de la chaîne épistémologique: du témoignage aux archives, de l’explication causale à la compréhension des raisons et de l’articulation des niveaux d’analyse, au parcours des degrés d’échelle. C’est l’opération historiographique intégrale qui doit être évaluée en terme de vérité dans la représentation du passé.

C’est ici que je retrouve la comparaison entre le vœu de fidélité de la mémoire et l’intention de vérité de l’histoire. Celle-ci n’étant pas gratifiée du petit bonheur de la reconnaissance – c’est là son malaise, mais non point son malheur-; on peut seulement escompter de ses constructions qu’elles soient des reconstructions plus ou moins approchées. Ce n’est pas rien. Ce régime d’approximation donne une tonalité de militance, mi-confiante, mi-méfiante, à l’entreprise entière qui m’a fait préférer le terme de représentance à celui de représentation. Vigilance et confiance de la représentance. L’ «inquiétante étrangeté» de l’histoire n’est pas abolie, mais elle ne concède rien au scepticisme que l’école rhétorique encourage.

C’est armé de tout cet appareil critique que j’aborde la question du devoir de mémoire qui suscite les objurgations, les inquiétudes et les suspicions que l’on sait. Cette préoccupation est d’ordre moral, juridique et politique et s’adresse directement à la mémoire collective et personnelle des contemporains. Portée à ce niveau la crainte est parfaitement légitime. Je l’ai seulement jugée prématurée dans sa formulation ordinaire au plan de l’opinion publique. J’ai estimé être en meilleure position pour en assumer la charge en l’ajournant au terme d’une enquête vouée à la vérité en histoire. Car comment pourrions-nous avoir des devoirs relatifs à des événements dont nous n’avons pas établi et confirmé l’authenticité au sens d’un fait avéré? J’insiste sur «avéré», «tenu pour vrai» au terme d’un examen critique tout au long de la chaîne épistémologique.

Ces précautions prises et répétées, venons-en au devoir de mémoire.

À mon sens la question ne se pose que pour une mémoire qui a été soumise à l’épreuve de l’histoire; certains estiment alors que la démarche historique peut ignorer, voire léser, une demande de reconnaissance venue principalement des victimes des plus grands crimes. En effet, avec l’histoire, la plage du souvenir est rendue immensément plus vaste par le recours aux comparaisons, plus complexe par la multiplicité des angles d’attaque, plus distante aussi en raison de la pluralité des médiations. Enfin, le souci de comprendre peut paraître empêcher celui de juger et de condamner: l’historien, à la différence du juge et du citoyen volontiers justicier, n’est pas tenu de conclure;son cadre est celui de la compréhension, de la discussion et de la controverse, et non de la réprobation. C’est sur cet horizon critique que je replace la discussion sur le devoir de mémoire. L’historien, à son tour, ne peut s’y dérober dans la mesure où ses écritures, par le biais de la lecture, entrent en composition avec d’autres écritures, fictions, théâtre, essais, pamphlets, et des non-écritures: photos, peintures, films, etc… En outre son discours rétrospectif entre en compétition et en composition avec les discours prospectifs, les projets de réforme, les utopies, bref les discours dirigés vers le futur, vers la construction et les reconstructions, au regard desquels le discours rétrospectif est sommé de se muer en outil de pronostic et de prescription. En bref, c’est le citoyen faiseur d’histoire qui est interpellé dans l’historien. À ce titre il ne récusera pas l’idée de devoir de mémoire dont la justification ultime est la justice rendue aux victimes, justice qu’une histoire des vainqueurs risque d’oublier. Ce faisant, il assume aussi la légitimité d’une querelle fomentée par la différence des visées de la mémoire et de l’histoire: celle de la mémoire est plus courte, plus proche des blessures de l’histoire en acte, plus sélective dans cette mesure même, moins volontiers attentive aux autres malheurs de l’histoire, moins disponible pour une compassion dispersée. S’il y a de l’unique pour la mémoire de la souffrance, de l’unique pour l’indignation morale, l’outil de travail de l’historien reste la comparaison: l’incomparable est alors la conclusion d’une pesée où les différences l’emportent sur les ressemblances. Mais c’est le fruit de la comparaison.

Rendu témoin de ces inévitables tensions, le philosophe ne peut offrir qu’une prudente parole de sagesse. C’est ainsi qu’il puisera dans les enseignements de la psychanalyse la référence au travail de mémoire dirigé contre les résistances que Freud assigne aux pulsions de répétition; portée au niveau de la scène publique cette référence au travail de mémoire prend toute sa force au spectacle des hantises du passé qui opposent effectivement la répétition à la remémoration. Il puisera un autre enseignement dans la psychanalyse, à savoir la limitation inéluctable de notre capacité d’identification, dont l’expérience analytique du transfert et du contre-transfert donne une idée. Or ni la mémoire, ni même l’histoire n’échappent à cette limitation affective et émotionnelle qui n’atteint pas moins l’ampleur de l’approche historienne que l’intimité de la compassion mémorielle.

Ce n’est pas tout: on n’invoque pas le devoir de mémoire et le travail de mémoire dans les mêmes contextes: on parle de devoir de mémoire à l’encontre de certains usages rusés des stratégies d’oubli, à la faveur desquels on s’emploie à ne pas voir, à ne pas vouloir savoir, à éluder la mise en cause du citoyen actif ou surtout passif. En ce sens, au regard de cette pratique de l’oubli, le devoir de mémoire signifie devoir de ne pas oublier. Mais il ne consiste pas à se remémorer sans cesse blessures, souffrances, humiliations, frustrations, mais à toujours en tenir compte dans toutes les controverses politiques et dans toutes les évaluations de situation. En tenir compte, non les ruminer. Et c’est là que le travail de mémoire vient en aide au devoir de mémoire, en luttant contre les résistances qui encouragent la répétition. De ce concours du travail et du devoir de mémoire peut émerger un souvenir actif, à la fois intelligible et supportable.

Mais alors il ne faut pas séparer le travail du souvenir du travail du deuil, qui consiste à se détacher degré par degré des objets d’amour et de haine et à en intérioriser l’image. Le deuil à cet égard est le contraire de la mélancolie, en tant que complaisance à la tristesse, enfermement dans la déploration, jusqu’à la perte de l’estime de soi-même. J’aimerais dire pour finir de quoi il est le plus difficile de faire le deuil afin de faire mémoire, qu’elle soit travail ou devoir: faire, comme on l’a dit, le deuil des objets d’amour et de haine, mais plus encore le deuil de cette sorte de répétition qui serait le retour à la situation antérieure: il restera toujours de l’irréconciliable dans nos différends, de l’inextricable dans nos enchevêtrements, de l’irréparable dans nos ruines. C’est en particulier parce qu’il y a de l’irréparable qu’il y a de l’histoire.

Tr@nsit online, Nr. 22/2002
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