Notre corps écoute, crie et se souvient. Bactéries, algues, champignons, plantes et animaux signalent, de même, leur présence et perçoivent l’environnement, chacun à sa façon; sans des échanges d’énergie, certes, mais d’information aussi, nul organisme ne survivrait. Avant de se faire humaine, la communication caractérise le vivant comme système ouvert: les cellules communiquent entre elles dans les corps autant que ceux-ci entre eux parmi leur niche écologique. A petite échelle, les réactions chimiques, et dans les grandes, les orages et les galaxies, échangent encore de l’énergie et de l’information, au sein de la matière inerte.
Or, nous autres, hommes, ajoutâmes à ces performances, purement physiologiques ou physiques, une panoplie d’artefacts destinés à relayer notre corps dans ses activités de communication; cet arsenal de messageries et de sémaphores varia par le cours de l’histoire. Tout récemment, les technologies électroniques bouleversèrent encore l’ensemble des outils permettant de recevoir l’information, de la stocker ou de la conserver, de l’émettre ou de la transmettre.
Ce changement récent concerne le Temps, l’Espace et les relations entre les Hommes.
1. Le temps et l’histoire
Nous avons connu au moins deux bouleversements du même genre dans toute l’histoire: l’invention de l’écriture et celle de l’imprimerie. Gravée sur la pierre, le bronze ou des tablettes de cire, avant qu’on puisse la lire sur papyrus ou papier, la première contribua, de manière décisive, à créer les premières villes, dans le Croissant fertile, de grands Etats organisés sous les règles d’un droit écrit – code d’Hammourabi, loi mosaïque – , assouplit et accéléra les échanges commerciaux grâce à la frappe des monnaies, donna leur essor aux sciences et à la pédagogie, en Grèce ancienne, ainsi qu’aux religions monothéistes, que l’on peut définir, justement, comme des cultes de l’Ecriture. Mieux encore, nous partageons, aujourd’hui, le temps humain, en deux parties distinctes, la préhistoire et l’histoire, celle-ci commençant, précisément, des l’apparition des premiers textes gravés. Les grandes stabilités politiques, religieuses, économiques, scientifiques… venues jusqu’à nous procèdent donc des outils propres à traiter l’information, qui varient moins dans l’histoire, comme je viens de le dire, qu’ils ne commandent à l’histoire, puisque l’écriture la fit naître.
Or dès qu’à la Renaissance apparaît l’imprimerie, les banques italiennes transforment les échanges commerciaux en Méditerranée, ou les lettres de change remplacent la monnaie; elles lancent, du coup, le premier capitalisme; la circulation des livres favorise l’indépendance individuelle prônée par la Réforme protestante, donc la démocratie politique et le droit civil; leur stockage en bibliothèques déprécie les doxographies et, en allégeant la mémoire, place l’observateur face aux faits bruts et contribue ainsi à l’éclosion de l’expérimentation mécanique et physique; en somme, l’imprimé engendre la science moderne; enfin Montaigne, Erasme, Rabelais… tirent de toutes ces nouveautés des conceptions inusitées de la pédagogie. Les deux transformations présentent un profil semblable.
La différence immense entre technique et technologies
Les changements des supports de l’information – technologies «douces», à l’échelle néguentropique- paraissent donc, par leur souplesse, leur vitesse et leur capacité d’expansion, influer plus fortement sur les conduites individuelles et l’organisation sociale que lesdites révolutions engendrées par les technique «dures», à l’échelle entropique, comme la révolution industrielle. Autant la mécanique et la thermodynamique nous introduirent depuis longtemps à une connaissance précise et développées des secondes et de leurs lois, constances d’énergie ou rendements des moteurs, autant nous ignorons encore largement celles des premières, si distinctes dans les ordres de grandeur et les applications. En langue française, je garde donc l’anglicisme technologie , pour l’ensemble des artefacts qui manipulent des signes, c’est-à-dire du logos, et l’oppose aux techniques dont le champ d’action énergétique diffère du premier d’un facteur de 10 puissance 16.
Nouvel exemple: dans les dernières décennies, des philosophes aux mains fines nous faisaient apprendre dans les livres l’importance décisive des techniques hors du livre, comme celles des mines, des usines ou des ateliers; idéalistes et transparentes, les pages ainsi écrites ne se considéraient pas elles-même comme des technologies. Or, issues des actions nécessaires du vivant, et sans doute, plus lointainement, des échanges dans l’inerte, les diverses manières d’accumuler ou d’échanger l’information gouvernent des changements moins visibles mais à plus longue portée que ceux que semblent déterminer les hautes énergies. Ma génération assista au désastre: l’acier, le charbon et les hauts fourneaux de naguère, sur lesquels mes pères croyaient bâtir l’Europe, rejoignirent vite à la casse les moulins à vent et les rouets d’antan, alors que l’ordinateur multiplie les imprimantes et fait triompher en tout temps et tous lieux l’antique gravure des signes. Loin de tuer les précédents, l’invention d’un support les ranime et les répand. Il eût mieux valu construire la Communauté à partir de l’enseignement!
Si cette rectification de notre vision de l’histoire a du sens, et, chose plus difficile à contrôler, si les technologies nouvelles innovent fortement par rapport aux précédentes, il faut donc nous attendre à des bouleversements et même à des ruptures d’une ampleur au moins équivalente à ceux qui ébranlèrent ces deux événements du passé.
De fait, l’économie se transforme, sous nos yeux en se diffusant sur la Toile, rendant volatile la monnaie avant d’exiger une seule unité de compte; les sciences ont déjà changé de paradigme sous l’effet de l’ordinateur; les espaces urbains et ruraux se redistribuent assez vite et, face à toutes les autres, chaque religion entre en crise; certains d’entre nous quêtent un nouveau droit, puisque la Toile et la Science montrent, aujourd’hui, de nombreux lieux de non-droit et tous déplorent que la politique tombe en quenouille, en attendant des consultations directes. Les sociétés avancées comme celles en voie de développement projettent, enfin, un enseignement à distance, en faveur d’une jeunesse qui, une fois de plus, ne comprend pas le ressentiment des anciens envers la nouvelle culture qu’à leur tour ils n’admettent pas: on croit entendre, en écho, Socrate refusant d’écrire et répétant l’éloge de la transmission orale ou les professeurs de la Sorbonne médiévale tout rassotés de latin devant le rire rabelaisien. Le profil des transformations anciennes se reproduit à grands traits.
2. L’espace et l’adresse
Résumons, à nouveau et d’un mot, l’ancien monde: nous avons vécu dans un espace dominé par la Concentration. Une ville assemble des familles et une rue; un quartier ou une place groupent des foyers ou des métiers; une entreprise combine des moyens de production et de communication; une ferme amasse des semences et apparie des animaux; une banque, une bibliothèque, un musée, réunissent des biens, des livres et des œuvres; un campus agrège des laboratoires, des dortoirs et des salles de cours; un amphithéâtre entasse des étudiants… un livre aligne des milliers de mots et le concept de cercle épingle des une infinité de ronds… J’ai mis des années à comprendre que la compréhension elle-même, l’intellection, la cognition, bref la pensée, obéissaient, comme des cas singuliers, à ce geste large de capitalisation, indissolublement matériel, énergique et informationnel, alimentaire et vital, démographique, collectif et social, pratique et financier, politique et savant, mnémonique et cognitif. Dans le moi siègent quelques idées, dans l’idée une multiplicité de cas, dans le livre des millions de signes, dans la bibliothèque des milliers de livres, dans la ville des bibliothèques, dans l’espace, enfin, des villes, des fermes et des chemins. Le stockage précède et conditionne les échanges. A-t-il commencé par les greniers à grains de Mésopotamie ou les réserves de chasse, telles que les Aborigènes d’Australie les préservent depuis des dizaines de milliers d’année? S’agit-il d’une condition pour les techniques purement énergétiques?
Depuis que nous sommes des hommes, nous habitons donc dans un espace polarisé autour de lieux de concentration, maisons, villages et trésors divers, en particulier le lieu même où je vis et où je réfère mon adresse: nous vivons dans cet espace, puisque construire le forme, habiter le consolide et penser consiste à le reproduire. L’espèce stocke, l’individu pense, même processus. Nous ne pouvions pas survivre sans ces concentrations qui conditionnaient la vie, l’individu, le collectif, les pratiques et la théorie; nous ne cessions, inlassablement, d’en inventer de nouvelles sous tous les rapports.
Et voici que les ordinateurs achèvent ce segment de l’hominisation. Car si l’on peut nommer universelles ces machines, elles méritent ce titre sous la rubrique, justement, de la concentration. Qu’avons besoin de réunir des livres, des signes, des biens, des étudiants, des maisons ou des métiers… puisque l’ordinateur l’a toujours déjà fait. Ce problème général du stockage que nous cherchions à résoudre et sur lequel nous travaillions éperdûment depuis notre propre émergence a trouvé sa solution, non seulement réelle, mais virtuelle: toute question de ce genre trouve de multiples réponses possibles, selon ses conditions et contraintes.
Les réseaux rendent désuète la concentration actuelle, je veux dire un amas quelconque ici et maintenant. La rapidité des communications concentre virtuellement partout, ad libitum, tout ou partie du connecté disponible. Au contraire des anciennes technologies, les nouvelles machines remplacent la fonction de conserver par des transmissions rapides. L’ensemble des chemins suffit à la synthèse. Nous ne stockons plus des choses mais des relations. L’échange relativise le stockage. Faut-il repenser le capitalisme?
J’ai ri plusieurs années de voir s’élever, sur les quais de la Seine à Paris, la Grande Bibliothèque, au moment même où la capitalisation qu’elle réalise devenait absurde et inutile. Les décideurs pharaoniques qui, au mépris du peuple pauvre, engloutirent tant d’argent dans ses quatre tours évoquent les maharadjas qui, au XVIIè siècle, érigèrent, à Delhi, des cadrans solaires géants pour observer le ciel avec la meilleure précision, au moment où Galilée braquait sa lunette vers Jupiter et y découvrait des satellites. Mais comment ne pas excuser ces princes hindous de leur retard, puisque des milliers de kilomètres les séparaient de la Florence renaissante? Or l’Elysée, assurément sourd, se trouvait, comme chacun, aussi près que possible de la bruissante communication mondiale, désormais ubiquitaire. Un président mal conseillé dota donc Paris de quatre cadrans solaires, quand n’importe qui, à n’importe quelle adresse, à n’importe quelle heure, peut accéder à un endroit connecté, où il n’y aurait qu’un seul livre! A quoi bon les entasser?
Ce geste ancestral ramène les décennies précédentes à une deuxième préhistoire, où la mémoire avait besoin de lieux, les trésors de dépôts et les hommes d’adresse. Quand les routes se multiplient, les villes s’amenuisent; plus il y a de neurones, moins il y a d’engrammes; les relations croissent au détriment de ce que le Moyen Age nomma la substance.
Les réseaux remplacent la Concentration par la Distribution. Dès lors que nous disposons sur une console portable ou le téléphone mobile de tous les accès possibles aux biens ou aux personnes, nous avons moins besoin de constellations expresses. Pourquoi des amphithéâtres, des classes, des réunions et des colloques en un lieu donné, pourquoi même un siège social, dès lors que cours et entretiens peuvent se tenir à distance? Ces exemples culminent dans celui de l’adresse: au cours de toute l’histoire, elle fut référée à un lieu, d’habitat ou de travail; aujourd’hui, l’adéle ou le numéro du téléphone cellulaire ne désignent plus un endroit donné: un code ou un chiffre, pur et simple, suffit. Quand tous les points du monde jouissent d’une sorte d’équivalence, entre en crise le couple ici-maintenant. Lorsque Heidegger, le philosophe le plus lu aujourd’hui dans le monde, nomme être-là l’existence humaine, il désigne un mode d’habiter ou de penser en voie de disparition. La notion théologique d’ubiquité -capacité divine d’être partout- décrit mieux nos possibilités que ce ci-gît funèbre.
Digression à propos de l’adresse
Depuis que la femme géniale d’un ancêtre chasseur vêtu de peaux cultiva pour la première fois un carré d’orge, leur couple agraire se fixa autour d’une demeure qu’ils érigèrent, auprès de ce trésor d’abondante nourriture. Ainsi les animaux ne quittent que de près leur niche, nid, aire, tanière ou remise.
Qu’est-ce qu’une adresse? Une chose et un mot, doués de racines précises tous deux. Annonce exacte de cet habitat, l’adresse donna donc la direction correcte vers lui ou prescrivit sur un message sa destination vers cette résidence. Pas d’adresse sans lieu, voilà l’état des choses de jadis et de naguère, du néolithique à ce matin. Or ce terme, de plus, vient du roi qui, règnant ici, définissait ainsi les frontières locales de sa puissance; du roi donc et de ce droit qui ne change, dit-on, qu’au passage des cols, parmi les montagnes. Adroits, le facteur, tout messager, mais le gendarme et le juge aussi bien, pouvaient vous assigner au nom du roi et du droit, dès l’aveu de votre adresse, rurale ou urbaine. Même les Règles pour la direction de l’esprit supposent un espace muni d’orientation et de sens, constellé donc de lieux repérés. Habitat, pouvoir ou juridiction, rectitude dans la méthode et la pensée, l’adresse annonçait la richesse du lieu en déclinant ses caractéristiques. Même les nomades, poussant devant eux des troupeaux, savaient reconnaître la tente, le typee, leurs aîtres mobiles. Même l’adele du courriel se réfère à la place occupée par un appareil assez lourd pour qu’on ne le transporte pas aisément.
Or, pour la première fois de l’histoire, le téléphone et l’ordinateur portatifs libèrent l’adresse du lieu. Je ne vous appelle plus seulement chez vous, dans votre bureau ou au milieu de ce vieux carré de luzerne, mais où que vous erriez, en mer, au sommet du Cervin, dans le train ou dans l’avion, à quatre pas d’ici ou de l’autre côté des longitudes. Vous me répondez sans savoir d’où je vous questionne et je vous écoute en ignorant d’où vient la réponse, sauf qu’un chiffre dit la source sans lieu de l’émission. Nous nous entretenons de code à code: la géométrie ou la topographie locales laissent place à une arithmétique ou à une cryptographie des nombres. Absents du local, nous voici présents dans l’espace global. Promeneurs, errants ou paumés?
Car si l’adresse porte avec elle ce réseau sémantique sur la correction, la droiture et le sens, l’évanouissement de la première efface la prégnance de toute règle. Certain veulent réglementer la Toile: comme l’adresse implique le roi et le droit, ils ont peur de perdre toute loi en même temps que le lieu et sa destination. Mieux vaut, à mon sens, repenser l’espace, l’habitat, l’ici et le maintenant, les objets collectés, les sujets collectifs… soit la philosophie toute entière et la cognition en particulier.
3. L’homme cognitif et collectif
L’exemple de la mémoire
Changer de temps historique et de lieu d’habitat ne laisse pas, en effet, l’homme invariant. Autre manière encore d’interpréter le geste de stocker: déposer de l’information sur un parchemin, du papier imprimé ou un support électronique consiste à construire une mémoire. Nos ancêtres ressemblaient aux acteurs d’aujourd’hui qui peuvent réciter par cœur des milliers de vers ou de répliques. De tels exploits dépassent désormais notre capacité. A mesure que nous construisons des mémoires performantes, nous perdons la nôtre propre, celle que les philosophes appelaient une faculté. Peut-on vraiment dire: perdre? Pas tout à fait, car le corps dépose, peu à peu, dans ces supports changeants, cette ancienne faculté; cervicale et subjective, elle s’objective et se colectivise. Une stèle de pierre, un rouleau de papyrus, une page de papier, voilà des mémoires matérielles, propres à soulager la nôtre, corporelle. Déjà vrai pour les bibliothèques, cela le devient plus encore pour la Toile, mémoire globale et encyclopédie collective de l’humanité.
Voici quelques siècles, griots ou aèdes, les apôtres de Jésus, les interlocuteurs d’un dialogue de Platon, même un étudiant de la Sorbonne au Moyen Age, pouvait restituer, des années après, sans en omettre une syllabe, les propos d’un maître ou d’un récitant, ouïs pendant sa jeunesse. Sauve des erreurs de copistes trop intelligents, la tradition orale traçait une voie plus sûre que la transmission écrite. Nos prédécesseurs cultivaient donc leur mémoire et disposaient de fines stratégies mnémotechniques. A mesure que nous prîmes des notes ou lûmes des imprimés, nous perdîmes moins cette faculté que nous ne la déposâmes sur les livres et les pages. De même que la roue appareilla du corps, des chevilles et des rotules en rotation dans la marche, de même le stockage de l’information appareilla de fonctions cognitives antiques. Contrairement aux animaux, verrouillés dans un organisme sans «sécrétion» de cette sorte, nous ne cessons de verser nos performances corporelles dans des outils produits à partir de celles-ci. Nous perdons la mémoire parce que nous en construisons de multiples.
Perdre, gagner?
Nous rejoignons ici les pleureurs anciens et modernes, dont les discours et les textes déplorent la perte de l’oralité, de la mémoire, de la conceptualisation et de tant d’autres choses, précieuses à nos aïeux.
A revenir aux neiges d’antan, n’hésitons pas à remettre en scène le processus même d’hominisation, tel que le décrivait le préhistorien Leroy-Gourhan, par exemple. A mesure, disait-il, que des ancêtres lointains se levèrent, de la position quadrupède à la station debout, évolution qui dura sans doute des milliers d’années, leurs membres antérieurs perdirent la locomotion. Certes, mais la main y gagna de nouvelles performances: prendre suppose, en effet, une dédifférenciation grâce à laquelle cet organe devint, peu à peu, celui du matelotage ou de la charpente, de la chirurgie ou du clavecin, de la règle et du compas, de la prestidigitation… Mais dès lors que les deux mains s’adonnèrent à cette préhension raffinée, qui conditionne la compréhension, la gueule, jusqu’alors prognathe, parce que les dents en avant favorisaient la prise, perdant à son tour cette fonction, vint en retrait, de sorte que l’angle facial changea; le crâne se remodela, libérant des espaces antérieurs, où le cerveau put développer des lobes frontaux… et la bouche se mit à parler.
Le bilan de ces changements fait paraître de petites déperditions: portage sur les deux membres antérieurs, préhension par les lèvres et la mâchoire, face à des profits sans rapport avec ces pertes: fabrications multiples de la main, langages divers et raffinés, dialogues et objets. Du coup, mieux vaut dire: les bras se libérèrent de l’écrasante obligation de porter, la bouche s’allégea de l’épuisante nécessité de prendre, la main devint experte et le cerveau réfléchit. Lorsqu’un appauvrissement induit un meilleur investissement, la privation d’une fonction signifie plutôt que l’on s’en délivre et que l’on invente du nouveau.
Ainsi la perte de la mémoire, à l’époque qui suivit celle où l’on chantait par cœur les poèmes d’Homère, libéra les fonctions cognitives de la charge impitoyable de millions de vers; alors apparut, dans sa simplicité abstraite, la Géométrie, fille de l’Ecriture. De même, à la Renaissance, une déperdition plus forte encore soulagea les savants de l’écrasante obligation de la documentation, appelée alors doxographie, et les ramena brusquement à l’observation nue, qui fit naître les sciences expérimentales, filles de l’imprimerie. Au bilan, les bénéfices l’emportent de manière transcendante sur les préjudices, puisque naissent dans ces circonstances deux autres mondes, qui permirent de comprendre celui-ci. Savoir consiste alors non plus à se souvenir, mais à objectiver la mémoire, à la déposer dans des objets, à la faire glisser du corps dans des artefacts, laissant la tête libre pour mille découvertes.
J’ai mis longtemps à comprendre ce que voulait dire Rabelais lorsque mes professeurs m’obligeaient à disserter sur sa phrase fameuse: Préférez une tête bien faite à une tête bien pleine. Avant de pouvoir ranger des livres dans leur librairie, Montaigne et ses ancêtres les doctes devaient apprendre par cœur l’Iliade et Plutarque, l’Enéide et Tacite, s’ils voulaient en disposer pour méditer. L’auteur des Essais les cite désormais en se souvenant seulement de leur place sur les étagères pour les consulter: quelle économie! Du coup, la pédagogie que cette Renaissance souhaite videra la tête, naguère pleine, et en modèlera la forme sans souci du contenu, désormais inutile puisque disponible dans des livres. Libéré de la mémoire, un entendement bien fait se tournera vers les faits du monde et de la société pour les observer. En réalité, Rabelais loue, dans cette sentence, l’invention de l’imprimerie et en tire des leçons éducatives.
Décidemment, il faut récrire Pantagruel ou les Essais. Comme des vieillards caducs, les enfants d’aujourd’hui ne se souviennent même plus de l’émission vue hier au soir, à la télévision. Quelle science immense cette autre perte de mémoire va-t-elle promouvoir? Ce savoir récent, vous pouvez déjà l’apprendre ou au moins le visiter, sur la Toile, tel que le nouvel oubli l’a déjà modelé. Oui, l’encyclopédie, dont le réseau mondial ruisselle d’informations singulières, vient de changer de paradigme, sous l’effet de la nouvelle libération. Notre appareil cognitif se libère encore de tous les souvenirs possibles pour laisser place à l’invention. Nous voici donc livrés, tous nus, à un destin redoutable: libres de toute citation, libérés de l’écrasante obligation des notes en bas de page, nous voici réduits à devenir intelligents!
L’homme sans facultés
Ce long raisonnement se reconduit, invariant, pour les autres fonctions cognitives. Les calculettes, la mosaïque moirée des pixels sur écrans et mille logiciels ad hoc libèrent de même autant de fonctions opératoires, ainsi que l’imagination, en partie. Les nouvelles technologies rendent collectives et objectives les anciennes facultés cognitives, que nous croyions personnelles et subjectives. Nous perdons celles-ci, nous gagnons celles-là. Ne raisonnons plus comme si restait vraie la psychologie des facultés. De quel miroir magique, de quelle lampe frontale d’alpiniste ou de mineur disposaient donc les philosophes qui les avaient inventées, après avoir prétendu explorer en détail les couloirs noirs et les sommets de l’entendement humain? Pour parodier Robert Musil, je nomme volontiers celui qui naît ce matin: l’homme sans facultés.
Comme à la Renaissance, adviennent une nouvelle science et une nouvelle culture dont les grands récits produisent une autre cognition qui les reproduit, enrichis en retour. Ce changement d’entendement eut lieu plusieurs fois dans l’histoire, par exemple lorsqu’advinrent les modèles abstraits de la Géométrie ou les expérimentations, en Physique, justement quand changeaient les technologies. Ainsi l’histoire de la philosophie et l’histoire tout court, tributaires de celle de la connaissance, suivent-elles celle des supports.
Supplice de saint Denis
Lorsque les soldats déchaînés lui tranchèrent la tête et que celle-ci tomba par terre, il se pencha, tout décapité, pour la ramasser, puis la tint un moment dans ses bras levés. Ce geste formidable fit, dit-on, reculer même ses persécuteurs. Ainsi des Actes légendaires, d’après Grégoire de Tours, racontent le martyr, vers 250, de l’évêque de Paris, nommé Denis. Vous pouvez voir cette scène au Panthéon, représentée, en 1888, par Léon Bonnat, peintre pompier.
Cueillir des fleurs, prendre à la main roche ou motte sur le sol, pour les examiner, cela nous arrive parfois, et suppose que nous les apercevions d’abord, puis que le corps s’accroupisse et se plie, enfin que le bras les rapproche des yeux; que, donc, siège du regard, de l’ouïe, de l’odorat, du goût, de la langue qui parle et du cerveau dont on dit qu’il trie et décide, la tête serve, en tout, de référence suprême, puisqu’elle paraît commander de se baisser, de saisir, d’approcher d’elle ce qui la captive. Cette instance, juge ou chef, la philosophie la nomme: sujet. Ce qui traîne à terre et que les doigts serrent s’appelle, alors, un objet, que, s’ils le peuvent, la main prend et le sujet comprend. Cette figure, si ordinaire de l’exercice de la perception et de la connaissance, le supplice ici relaté la transforme, merveilleusement, puisque l’objet à ramasser, à rapprocher du tribunal pour examen, y devient le juge lui-même, exactement le chef, et que les doigts qui s’en saisissent le présentent à une isntance absente et décollée. Quelle sainteté permit à Denis décollé de repérer sa tête à terre?
L’objet, mal reconnu pour tel par l’assemblée terrifiée, s’élève, soudain, au-dessus des regards assassins et fascinés: oui, la tête même de la victime tenue par ses mains, soulevées au-dessus de son propre cadavre ancéphale, demeure encore un sujet. Mais quelle autre tête, absente, la voit sans yeux, la hume sans odorat, l’entend sans ouïe claquer des dents et sangloter de souffrance, qui, sans cerveau, la juge et, sans bouche, la proclame? Aveugle, la tête-fantôme regarde la tête réelle, séparée après décollation. Le voyez-vous, enfin, le sujet nu et vide, sans faculté, que Bonnat peignit dans un nimbe éclatant de transparence, face au cognitif objectivé?
A quoi ou à qui comparer votre console, votre ordinateur et sa mémoire immense, son écran aux images, sa puissante rapidité de calcul, son classement foudroyant des données… à quelle tête bien pleine et bien faite, maximalement dense et génialement fabriquée? A quelle lumière transparente comparer, alors, votre propre tête vide face à ses facultés matérialisées sous verre et plastique, en silicium et fibres optiques? Tous devenus des saints Denis, nous nous saisissons désormais tous les jours, pour nous en servir, de cette tête bien pleine et bien faite qui gît devant nous, porteurs d’une tête vide et inventive sur le cou.
L’autre sens du verbe perdre
Etrange pouvoir du corps humain de se transformer pour parties en objets! Nous peuplons le monde d’outils en forme de poing: masse ou marteau, de coude: levier ou poulie, d’œil: loupe ou télescope, puis de mille combinaisons de fonctions devenues, dehors, méconnaissables; nous les mesurions même avec des pouces, des coudées ou des brasses… sans nous demander jamais comment ces machines sortirent de nos organismes. A ma connaissance aucune explication ne rend compte de cette perte, prise alors dans un second sens; par bonheur, mythes ou hagiographies suppléent ce manque de théorie rationnelle. Car le corps perd, comme un vieux tonneau percé. Comme celui de l’évêque perd sa tête avant de la reprendre, il laisse sortir de soi des fragments, des membres épars qui, tout aussitôt, se transsubstantient en objets techniques ou en substituts. Avant que l’on explique les fonctions corporelles et l’organisme par les machines, les appareils eux-mêmes appareillent du corps; ce cercle sans arrêt s’alimente de soi. Seuls animaux dont le corps perd, les hommes produisent des techniques, dont l’histoire promeut l’hominisation. L’irruption des nouvelles technologies marque donc une ère de cette dernière.
Ainsi l’évolution qui sculpte les autres vivants épargne notre organisme, car le temps humain se mesure moins sur les changements de notre corps que sur ceux de ses produits, c’est-à-dire de ces pertes, qui entrent alors dans l’histoire et la construisent, en évoluant à leur manière, d’une façon, si j’ose dire, exo-darwinienne. Par ces pertes qui forment un monde évoluant hors des corps, nos performances physiques, lorsqu’il s’agit de l’énergie ordinaire, et cognitives, lorsqu’il s’agit de l’information, se transforment donc. Du coup, les individus changent, en même temps que les échanges nécessaires à leur vie, mais aussi les transmissions parmi les collectivités.
L’enseignement et les pays en voie de développement
Parmi les flux d’information, l’un des plus décisifs pour la suite de l’histoire transmet la tradition d’une génération à l’autre qui, bien sûr, désobéit aux précédentes, accentuant ainsi avec bonheur la contingence de l’histoire. La pédagogie changea toujours donc en même temps que les supports de l’information; ainsi émergèrent, en leur temps, la Paideia grecque et l’éducation renaissante.
Or l’investissement que demanderait, aujourd’hui, l’installation d’un centre universitaire, avec ses bâtiments, bibliothèques, amphithéâtres, laboratoires, restaurants et résidences… l’emporte cent fois sur les frais exigés par la distribution d’un même enseignement au moyen des nouvelles technologies. En raison de ces prix modiques pour un effet multiplié, puisque les réseaux ne connaissent de frontières que celles de la langue, elles donnent donc leur chance à des personnes et à des collectifs démunis qui n’ont pas encore accédé à ces sources de connaissances. Et que signifie, en outre, le mot d’université, si elle n’atteint point l’universel?
Voilà pourquoi j’ai travaillé plus de dix ans à promouvoir l’enseignement à distance, suite pédagogique de la nouvelle donne cognitive, dans l’espoir qu’il contribue à plus d’égalité dans une démocratie mondiale encore inexistante, puisque ce nom cache aujourd’hui le plus implacable des impérialismes, énergétique et informationnel.
Tr@nsit online, Nr. 22/2002
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Michel Serres, Philosoph, Mitglied der Académie Française.
In deutscher Sprache erschienen u.a.: Der Thesaurus der exakten Wissenschaften, Frankfurt a.M. 2001; Hermes, Bd. I – V, Berlin 1991-94; Der Parasit, Frankfurt a.M. 1987.